La rencontre de la Science de Troisième phase et du Design Communautique

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7 mai 2013

Voici un article de M. Pierre-Léonard Harvey, directeur du Laboratoire de communautique appliquée de l’UQAM qui présente un résumé de son livre à paraître cette année :

La rencontre de la Science de Troisième phase et du Design Communautique : une manière de réfléchir et d’agir par rapport aux problématiques complexes de notre monde.

Le livre du professeur Pierre-Léonard Harvey, en collaboration avec des chercheurs du LCA/UQAM, intitulé «L’Imagination ubiquitaire dans la société du design», explore les fondements, les théories, les méthodologies et les applications d’une science générique unifiée du design des systèmes communicationnels (Warfield 1994) appliquée à l’analyse, à l’imagination, au design et à l’implantation des systèmes sociaux complexes et des réseaux sociaux collaboratifs : le design communautique. L’une des principales difficultés de la recherche sur les problèmes sociaux et technologiques à grande échelle est qu’elle repose sur un recours quasi systématique à des observations techniques facilement mesurables accompagnées d’un regard minimaliste sur des dimensions beaucoup plus difficiles à mesurer comme les aspirations humaines, l’émancipation des communautés, et aujourd’hui la co-création des systèmes sociaux virtuels dans le contexte de l’innovation ouverte. En insistant trop exclusivement sur le contrôle de l’expérience et les données quantitatives des sciences technologiques, les sciences et la recherche sur les systèmes complexes à grande échelle excluent trop facilement les données émergentes reliées à l’expérience de milliers d’usagers, et de plus en plus, à celles des usagers/designers du mouvement du code source ouvert. On ne prend pas vraiment en compte leurs besoins et exigences communicationnelles appropriés à leurs pratiques quotidiennes, leurs désirs, leurs contextes d’apprentissage ou leurs contextes socioculturels particuliers. En faisant cela, on a encouragé la séparation entre les citoyens et la recherche, et poser les bases de l’ignorance entre les résultats de la science et de la culture scientifique populaire.

Une nouvelle science émergente qui prend en compte les préoccupations quotidiennes des gens dans le contexte des grandes problématiques actuelles peut nous aider dans cette tâche d’éducation, d’apprentissage social et de la nécessité de développer des stratégies et des architectures de participation citoyenne à la science et à l’innovation (architectures technologique, organisationnelle, informationnelle, sociale). Cette «science participative» (la lettre de l’OCM nov/déc.2012) prend la forme d’une «conversation scientifique globale» à l’échelle de l’humanité. Elle  accepte et intègre les observations de toutes les parties prenantes de la recherche selon ce que le LCA appelle le «partenariat des cinq hélices» d’acteurs de projets collectifs : les universités, l’industrie, les gouvernements, les citoyens et l’environnement socio-économique (E.G.Carayannis and D.F.J. Campbell 2012). Elle accompagne les observateurs et les participants pour atteindre une meilleure compréhension d’une situation complexe à mesure que ceux-ci intègrent leurs observations et résultats à partir d’une  «image riche» (Checkland) d’une problématique complexe (Ozbekhan 1970, Christakis 2006). Cette image riche et compréhensive mixe les contextes, les visions du monde et les représentations propres à chaque partie prenante. En utilisant des définitions «contextualisées» des problèmes, les experts, les scientifiques et les communautés de pratique de divers horizons qui travaillent ensemble peuvent réussir à atteindre des consensus sur la nature des problèmes et sur les types d’actions à entreprendre dans diverses situations. Selon Kenneth C. Bausch et Thomas Flanagan, (2013), cette nouvelle science a été appelée par Gérard De Zeeuw, la Science de Troisième Phase (1997). Dans la suite de cette courte note de recherche, nous allons tenter d’adopter un langage accessible pour en rendre compte.

Si nous voulons atteindre un terrain commun pour l’action collective dans le contexte de l’innovation ouverte et des technologies collaboratives, nous avons besoin non seulement des nous parler les uns aux autres à travers les médias sociaux, mais également de penser ensemble des alternatives aux systèmes sociaux actuels, d’imaginer ensemble des solutions nouvelles aux architectures du passé, de re-designer nos institutions en désuétude. Un tel processus nécessite un nouveau type de design participatif et collaboratif basé sur le dialogue et le design communicationnel socialement responsable. Pas n’importe quelle sorte de dialogue, mais un dialogue semi-formel s’inscrivant dans une démarche d’innovation ouverte qui combine plusieurs grandes théories tout en parcourant plusieurs grands domaines disciplinaires : science des systèmes sociaux et de leur design (B. Banathy, N.Luhmann, W.Hofkirchner, C. Fuchs, Habermas, Giddens), théorie des systèmes complexes évolutifs (E.Laszlo, A. Laszlo et K.Laszlo), approches du design sociotechniques (R. Kling, Robbin, Withworth et Aldo de Moor 2009, Haftor et Mirijamdotter 2011), théorie de l’activité Y.Engeström, Wenger), des réseaux collaboratifs et des organisations virtuelles (Caraminha-Matos, L.M. et Afsarmanesh H.) pour n’en nommer que quelques –uns.

Dans ce volume, Pierre-Léonard Harvey et son équipe présente une analyse «netnographique» (étude de cas de type Leonardo et questionnaires en ligne) pénétrante des patterns d’interaction, de communication et de collaboration qui prennent la forme de communautés d’usagers/designers qui naissent au sein des living labs européens, des colabs américains  ainsi que dans plusieurs communautés virtuelles de pratique du Québec. Ceux-ci co-designent de nouvelles institutions virtuelles en valorisant les structures et les processus d’évolution des entreprises (organisations virtuelles), des villes (villes et territoires numériques) et du secteur associatif (démocratie citoyenne). Après avoir montré que ces communautés du web social vont beaucoup plus loin que le simple aménagement de contenus d’un site web pour recouvrir de nombreuses  pratiques de design communicationnel multiformes, ils proposent  une théorie du design communautique qui s’appuie sur le Modèle du Domaine de la Science de Warfield (1994) et mis en pratique depuis des décennies à travers le monde par le professeur Aleco Christakis (2012) et bien d’autres chercheurs. Ce domaine de la science illustré en annexe permet à l’équipe du LCA de proposer une manière différente de co-construire un objet de recherche et de développer des projets sociotechniques à grande échelle dans ses multiples aspects (Bunge, Basden, Dooyeweerd), de façon à tenir compte de l’observation interdépendante des multiples acteurs impliqués (la programmation orientée aspect plutôt qu’objet). À mesure que plusieurs observateurs partagent leurs perspectives, ils construisent un contexte qui constitue l’objet de leur délibération. C’est la méthodologie de la Science de Troisième Phase.

Axe-Science-Design-Communautique-Pierre-Leonard-Harvey-2013

Le modèle du domaine de la science fournit les bases du Design Communautique (qui n’a pas spécifiquement été bâtie sur le modèle de De Zeeuw mais qui en respecte les orientations fondamentales) honore les visions de personnes provenant de disciplines variées, de métiers et de domaines différents à partir d’un modèle communicationnel complexe qui à cause des nombreux angles d’analyse qu’il propose  (biologie, sociologie, cognition, collaboration, informatique, management, praxéologie ) est appelé le «modèle de l’Étoile communicationnelle sémiopragmatique».Le modèle s’opérationnalise à plusieurs paliers de société (individus, groupes, organisations, communautés,sociétés) qui forment un modèle systémique d’ensemble destiné à l’analyse et le design des systèmes sociotechniques (le modèle est appelé CAPACITÉS, pour «Constellation d’Attributs pour l’Analyse et le Co-design Interactif des Technologies Éducatives ) l’éducation et l’apprentissage sont au cœur de ce modèle. Il sera utilisé génériquement pour construire collectivement un modèle composite, un métamodèle, qui sera partagé par la communauté à mesure que celle-ci examinera l’objet (et ses multiples aspects) qui est au cœur de ses investigations (portail, réseau collaboratif, vitrine technologique, campus virtuel, etc.). Dans les communautés virtuelles du web social, comprises comme des systèmes d’activités humains construits à l’aide des technologies de l’information et de la communication, c’est-à-dire des systèmes sociotechniques, ce méta-regard permettra aux communautés de comprendre la situation sous plusieurs angles qui représentent les 8 Cs du design communautique du LCA : cognition, communication, coopération, collaboration, coordination, consensus, compétences, contrats. Le design communautique en tant que science de troisième phase, cherchera à respecter les modèles de référence de plusieurs observateurs qui explore des façons plus inclusives de saisir le contexte d’un objet sociotechnique. Le langage qui détermine l’objet de discussion est établie à travers l’interaction de plusieurs observateurs (usagers/designers/ impliqués dans un projet). Les fondements du design communautique comme science de troisième phase, s’inscrivent dans les fondements du MOdèle du Domaine de la Science (MODS) de Warfield (1994). Il s’agit d’un modèle systémique qui s’articule à partir de ses fondements ontologiques et épistémologiques, à travers un nombre suffisant d’applications permettant de fournir l’évidence empirique que la science (son objet) a été proprement construite et qu’elle est bien  fonctionnelle. Une science qui peut relever les plus grands défis de notre temps.

Au fil des ans, le LCA a raffiné ses approches du design communautique, les théories et les méthodologies qui le fondent. Cette combinaison de fondements pragmatiques, de théories communicationnelles, de méthodologies multiples, et d’applications devient opérationnelle à travers un cycle itératif de design (une spirale évolutive en sept phases) qui emprunte la voie du modèle du domaine de la science de Warfield. Il s’agit de sept espaces exploratoires de design qui ont été créés récemment pour concentrer notre attention sur la manière de rencontrer les demandes des personnes et des communautés qui participent comme usagers/designers dans les communautés virtuelles du Web social. Ce cycle itératif de design participatif comprend sept espaces traduits sous forme de verbes d’activités : explorer une problématique, imaginer des solutions alternatives de changement socioéconomiques, résoudre divers problèmes de développement, intégrer les médias socio-numériques et les plateformes collaboratives pour valoriser ces tâches, modéliser des systèmes sociotechniques à l’aide de divers outils de créativité et de visualisation, prototyper les nouveaux systèmes sociaux et techniques, déployer et évaluer les nouveaux systèmes en vrai grandeur dans divers milieux d’innovation. C’est le coeur de l’approche.

Ce cycle itératif de design vise à nous affranchir des cadres de références réductionnistes et des prismes étroits par lesquels nous regardons trop souvent le monde, et les grands systèmes sociotechniques en particulier. Il nous préserve d’un trop grand formalisme, et en même temps, de l’improvisation et du manque d’orientation. Ce n’est que lorsque nous nous engageons mutuellement dans le dialogue que nous pouvons découvrir les raisons logiques profondes de nos choix, de nos prises de décision, de nos cadres de gouvernance et d’évaluation. Le modèle des sept espaces de design représente l’un des piliers méthodologiques du design communautique en tant que science de troisième phase illustrée et canalisée de manière éloquente dans le Modèle du Domaine de la Science de Warfield. Nous disposons là d’un outil réflexif pour raffiner nos choix et pour utiliser nos différents angles d’observation et de modélisation dans la co-création de systèmes sociaux en ligne. L’examen collectif des problématiques globales n’est pas une tâche que nous pouvons déléguer à la recherche sociale traditionnelle, pas plus qu’aux approches trop exclusivement orientée vers les sciences de l’ingénieur, encore moins à une revue de la littérature sur le sujet. Cet exercice profond s’inscrit de plein pied dans les sciences sociales et les humanités numériques de notre temps qui font usage des outils et des techniques de réflexion/simulation sociale complexe.

L’autre outil de co-construction de l’objet et de co-design est épistémologiquement et socialement organisé autour de ce que le LCA appelle «les matrices de découvertes et d’alignement stratégique» qui permettent, à partir d’une série de tableaux à double entrées, de faciliter la description des divers aspects d’un problème, de leurs propriétés et des activités de R&D qu’elles impliquent. En outre, à partir des sept espaces de design, il est possible de faciliter l’émergence d’objets ou de problématiques d’innovation co-construites à l’aide de ce nouvel outil de créativité et de design conceptuel facilité par les outils de modélisation, de simulation et de visualisation du web social. Tout comme avant, à l’intérieur de «l’espace exploratoire composé de sept sous espaces de design», on peut utiliser les méthodes traditionnelles des sciences sociales pour déduire un certain nombre de points de vues (analyse de cas, focus group, Delphi, groupe nominal, questionnaire, analyse de contenus). Toutefois, un apport important de cette approche est amené par les matrices de découvertes qui aident les acteurs à  appuyer leur raisonnement sur un tout nouveau cadre de référence communautique qui permet de définir le vocabulaire commun des participants et les grandes dimensions d’un problème sociotechnique donné (exostructure, endostructure, rôle des partenaires, fonctionnalités, aspects sociocommunicationnles, aspects éthiques et esthétiques). L’intégration des outils webs et la modélisation des systèmes sociaux bénéficient ainsi du premier cadre d’instanciation des réseaux collaboratifs et de co-création des systèmes sociaux virtuels en langue française. Ceci représente une contribution significative concrète aux humanités numériques en cours de construction.

La science générique du design communautique se construit actuellement à partir des orientations stratégiques de la science de troisième phase de De Zeeuw dont le modèle du domaine de la Science de Warfield en constitue une représentation dynamique. La méthodologie est inspirée du design des communautés virtuelles, de l’informatique sociale et des fondements des systèmes d’information communautaire (Stillmann 2011, Gurstein 2007, De Moor 2011, Harvey 2010). La figure x représente le contexte dans lequel le design communautique évolue. Le demi cercle le plus profond représente la science dont nous venons de discuter. Le second cercle plus à l’extérieur complète le cycle en spécifiant les rôles du DC, l’environnement et les procédures. Ensuite, nous procédons aux applications, et troisièmement nous donnons un feedback sur les forces et les faiblesses expérimentées durant le projet, au niveau du Corpus. Les arcs du Corpus et de l’Arène représentent la théorie et la pratique. L’arc le plus extérieur, représente la reconnaissance des expériences des usagers/designers communautiques et leurs capacités réelles à influencer l’évolution de la science générique de design communautique. Dans ce processus «contextualisant» la pratique évolutive de la science du design communautique, la centralité et l’applicabilité de la science de troisième phase deviennent très claires.

Actuellement, les manières conventionnelles de négocier avec les problématiques complexes sont clairement inadéquates. C’est une grande chance et une grande opportunité, que les politiques d’innovation québécoises reconnaissent le paradigme naissant de l’innovation ouverte dont la science de troisième phase en représente l’articulation démocratique. Nous devons reconnaître notre radicale immersion dans les problèmes du monde, et le fait que nous n’avons dorénavant plus besoin de processus linéaire de changement, comprenant des définitions exactes et des langages formels. Nous disposons désormais d’une méthodologie qui permet de co-créer un futur plus favorable à l’homme par l’innovation à l’intérieur des communautés humaines (l’idée de «selfdesigning society», notre expression). Les changements radicaux commandent de l’innovation radicale. Le design communautique propose une méthodologie unifiée qui ne s’appuie pas qu’exclusivement sur des concepts abstraits qui pourraient universellement être appliqués à toutes les situations. Bien au contraire, il rend opérationnelles, à travers des consensus engagés et partagés, les phases de transition complexes par lesquelles devront évoluer les humanités numériques et la science participative de demain. Il contribue à mettre en scène des terrains communs évolutifs nécessaires aux changements socioéconomiques et au développement durable de nos écosystèmes du futur.

Pierre-Léonard Harvey, Ph.D.
Avril 2013

Source : http://www.pierreleonardharvey.ca/2013/05/la-rencontre-de-la-science-de-troisieme-phase-et-du-design-communautique/

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